Manifeste

Oui, la diversité culturelle peut disparaître dans les algorithmes et le big data !



Préambule

Un algorithme n’est pas une création neutre. C’est un logiciel programmé par des développeurs dans un but défini par un commanditaire. Contrairement à un constructeur automobile qui ne décide pas au préalable si une voiture tournera plutôt à gauche ou à droite, c’est les programmateurs qui décident, a priori, quelles données doit filtrer un algorithme, et dans quel but. Par exemple, les plateformes de réseaux sociaux filtrent les publications pour pousser, ceux qui le veulent, à investir pour optimiser leur visibilité. Rien n’est gratuit.


Comme le dit l’adage : « Sur Internet, si c’est gratuit, c’est toi le produit. »
Si on peut se réjouir d’être débarrassé de taches peu gratifiantes grâce au numérique et espérer que, dans un avenir radieux, une robotique bienveillante (HAL, sort de cet ordinateur !) nous soulage de nos handicaps, en revanche, on peut légitimement être très inquiet à l’idée que notre vie intellectuelle soit gérée par des algorithmes scannant sans cesse l’historique nos moindres faits et clics. Les progrès dans les domaines de l’intelligence artificielle et de la sémantique peuvent satisfaire les chercheurs et les industriels, mais laisser des entreprises s’immiscer notre vie intellectuelle, influencer notre libre arbitre, nos goûts en matière de culture, c’est s’exposer à en perdre le contrôle. Oh, sauf accident, les choses ne se feront pas violemment. Raison de plus pour exercer une vigilance de tous les instants.

Il était une fois le secteur culturel

Le secteur culturel est un secteur de l’offre. Des produits dont la conception relève d’un acte de création sont proposés au public sans qu’ils aient fait l’objet d’aucune étude de marché, ni qu’ils aient été pré testés par un panel de clients potentiels. Les contraintes physiques (manque de place) et financières (immobilisation d’actifs) ne permettant pas aux boutiques (grandes, petites, indépendantes, chaînes spécialisées, généralistes…) de garder en stock tous les produits proposés à la vente, seuls ceux qui
rencontrent un certain succès restent majoritairement disponibles. C’est d’ailleurs tout le talent du distributeur de savoir composer une offre qui mélange astucieusement références à succès rapide et références de fond, celles qui se vendent en petit nombre mais régulièrement, les « long sellers ». Ce savoir faire est mis en lumière, dès 1763, par Denis Diderot, dans Lettre sur le commerce des livres : « Un fond de librairie est donc la possession d’un nombre plus ou moins considérable de livres propres à différents états de la société, et assorti de manière que la vente sûre mais lente des uns, compensée avec avantage par la vente aussi sûre mais plus rapide des autres, favorise l’accroissement de la première possession. Lorsqu’un fonds ne remplit pas toutes ces conditions, il est ruineux. »

Amazon & friends

C’est dans le domaine de la distribution, avec l’apparition de pure player comme Amazon (pris ici comme nom générique des plateformes marchandes en ligne) qu’Internet a le plus profondément changé les pratiques et les rapports de force entre les différents acteurs des industries culturelles, notamment en réduisant le rôle des intermédiaires. Il est maintenant possible pour un auteur, musicien ou réalisateur, de proposer directement sa production au public.

En substituant les contraintes de gestion d’une chaîne de magasins physiques (choix des emplacements, négociations des baux, aménagement des locaux, gestions des stocks, formation des personnels, animation du lieu, commandes, surveillance de la concurrence directe et indirecte…) par un site internet, des entrepôts automatisés et un service logistique performant, ces plateformes assurent aux clients l’accès à tous les produits référencés, qu’ils aient été mis sur le marché la semaine dernière, il y a six mois ou il y a dix ans, que ces produits aient rencontré le succès ou pas, pour autant qu’il en reste un exemplaire proposé à la vente.
Si Amazon présente en priorité les nouveautés et les produits les plus demandés, en permettant à des vendeurs indépendants de se regrouper au sein d’une plateform market pour proposer des références rares ou d’occasion, Amazon complète son offre et assèche la concurrence indépendante en se transformant en un guichet unique par lequel il faut passer pour accéder à une offre sans fond à partir du simple clavier d’un ordinateur ou d’un smartphone.

Dans le secteur de la musique dématérialisée, Apple a créé un système équivalent (tout sur une même plateforme), maintenant concurrencé par les plateforme de streaming (Spotify, Deezer, Netflix) qui ont supprimés les problèmes de stockage sur disque dur. Long tail et offre sans fin En octobre 2004, dans le magazine Wired dont il était le rédacteur en chef, Chris Anderson rédigeait un article sous le titre : The Long Tail, How endless choice created an unlimited demand (développé et édité en 2007, et publié en France en 2009 sous le titre : La Longue Traine, quand vendre moins c’est vendre plus).
Pour résumer cet article qui fit grand bruit, Anderson développait l’idée que, puisque sur les plateformes marchandes tous les produits restent accessibles indéfiniment, il suffirait aux éditeurs de les rendre disponibles (Make it available), aux distributeurs d’adapter leur prix de vente (Cut the price in two and…lower it), pour qu’ainsi, la communication étant prise en main par les consommateurs (Let customers do the work) via les appréciations laissées sur les plateformes marchandes et les commentaires échangés sur les réseaux sociaux (crowdsourcing), les internautes explorent naturellement la longue traine, cette offre sans fond composée de cette multitude de produits de niche, oubliés ou à découvrir.
Ainsi, mécaniquement, le cumul des ventes de tous ces produits devait infléchir la fameuse règle des 20/80 (les 20% des produits qui génèrent 80% du CA). Les ventes des hits se verraient alors concurrencés par celles des produits moins connus (Sell less is more), la curiosité des internautes stimulée, et la diversité culturelle ainsi se développer.
Beaucoup d’appelés très peu d’élus Quelques temps après la publication de cet article, des études, dont celle commandée dès 2008 par le Ministère de la Culture à Pierre-Jean Benghozi et Françoise Benhamou, ou les articles de Daniel Kaplan, ont montré que la réalité était bien différente. Plutôt que de stimuler la consommation de produits de niche, on observe au contraire une « bestsellerisation » des ventes, cette concentration grandissante des ventes sur le petit nombre de produits les plus exposés ou qui rencontrent déjà un certain succès. « La concentration des ventes est une réalité économique qui prend des proportions de plus en plus importantes depuis dix ans » déclarait Sophie de Closet, P-DG des éditions Fayard, sur France Culture, en novembre 2014. « Ainsi à la théorie de la longue traîne, j’oppose celle du restaurant vietnamien : plus il y a de choix, moins le consommateur choisit. » déclarait à la même époque Pascal Nègre, alors PDG d’Universal Music.

Le phénomène s’observe également dans les médiathèques, et la dématérialisation des supports ne change rien à l’affaire, comme le montre le classement des livres numériques les plus achetés en 2015 sur Kobo.
De l’âge de l’accès à celui du conseil La richesse de l’offre est une première explication. Dans le secteur du livre par exemple, un peu plus de 600 nouveaux romans sont publiés à chaque rentrée littéraire de septembre. Si on ne peut que se féliciter d’une telle richesse, seul un petit nombre de ces nouveaux titres sera chroniqué dans les grands médias généralistes – presse, radio ou télévision. Parmi cette poignée de titres, peu de nouveaux auteurs, la place étant occupée par les noms qui éveillent déjà une curiosité sans qu’il soit nécessairement question de littérature. Mi-novembre, après l’attribution des principaux prix littéraires (Goncourt, Renaudot, Médicis), il reste alors vingt, trente, survivants. Pour les autres, il leur faudra compter sur le coup de cœur d’un libraire ou d’un chroniqueur et croiser les doigts pour que la machine s’emballe. Ça arrive. Pas souvent, mais ça arrive une fois ou deux par an. Pour les titres restants, les algorithmes de recommandation des plateformes marchandes sont impitoyables : les titres inconnus le restent, rappelant cette vérité première : on ne cherche pas ce qu’on ne connaît pas. Il en va de même dans le cinéma où plus de 600 films sortent sur les écrans français avec une durée de vie moyenne de trois semaines. Les ventes de vidéo ou la location en streaming étant dépendantes du succès en salle, les chances pour une deuxième vie d’un film qui n’a pas attiré de public sont infimes.
Anne Cheapeau – Radio France

Ce phénomène de concentration n’épargne pas les musées où les institutions importantes peuvent produire de grosses affiches qui attirent jusqu’à 10000 personnes par jour (Chtchoukine à la Fondation Vuitton), alors que les collections permanentes peinent à attirer les foules. Le musée Dapper, par exemple, n’a pas résisté au succès du musée du Quai Branly et ses grandes expositions thématiques, et a fermé ses portes le 18 juin 2017.

Un hyper-choix anxiogène

Plus elle est large, plus une offre plonge le consommateur dans un abîme de perplexité et d’anxiété. Laissé seul devant une offre sans fond, on est comme pris de panique ou simplement découragé. « La richesse de la diversité offerte peut n’engendrer qu’une fuite du consommateur face à l’ampleur des choix possibles » lit-on dans l’étude de Benghozi et Benhamou.
Sans conseil, pour se libérer de cette anxiété, on tourne les talons (« Je vais réfléchir, je reviendrai ») ou on se raccroche à ce qu’on connaît, à ce qui a le plus de succès (les hits) ou ce qui est le plus médiatisé (vu à la télé). Ce phénomène n’est pas propre au secteur culturel comme le montre cette étude dans le secteur de l’alimentaire. Ce problème est également connu des spécialistes de la musique classique dans lequel les versions d’une même oeuvre peuvent se compter par dizaines. En réponse à la recherche
« symphonie 40 Mozart », Amazon propose 592 résultats uniquement dans rubrique CD & Vinyles-Musique classique. Laquelle choisir ? Pourquoi ? Courage, fuyons !

Médias versus réseaux sociaux

Le point clé sur lequel reposait la théorie de Chris Anderson, la communication faite par les consommateurs sur les plateformes marchandes et les réseaux sociaux, en est en fait son talon d’Achille. Il faut se rappeler que l’intuition d’Anderson est contemporaine du développement de ce qu’on a appelé le web 2.0 qui faisait la part belle à l’interactivité et qui prévoyait l’érosion – voire l’effondrement – des grands médias, des grandes messes télévisuelles, au profit des chaînes de complément et des réseaux sociaux. Un peu plus de dix ans plus tard, si on peut constater une évidente influence des réseaux sociaux due principalement à leur puissance de diffusion en temps réel, force est de constater que les grands canaux de diffusion que sont les chaines de télévision restent massivement les plus influents, et sont même, étrange paradoxe, au coeur des « débats » sur ces mêmes réseaux. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les torrents de tweet, post, parodies, etc. que déclenchent instantanément des « affaires » comme celles de la fin du Zapping sur Canal+, les interventions de Vanessa Burggraf, ou encore les scandales déclenchés par Cyril Hanouna. A l’heure actuelle, il n’existe pas un producteur ou éditeur qui ne préfèrera un passage de son auteur ou une présentation de son produit dans une émission de grande écoute plutôt qu’une « campagne » de commentaires sur les réseaux sociaux.
Si donc, un temps, beaucoup ont cru à la puissance du web participatif, à la force de ces centaines de millions de connexions à travers le monde capables de partager des coups de coeur à tout instant du jour et de la nuit, force est de constater que la règle du 20/80 reste solide et que les hits attirent toujours autant les consommateurs.

Les amis de mes amis ne me veulent pas que du bien.

La première raison est que nos groupes d’amis sur les réseaux partagent les mêmes goûts que nous. Il faut alors se rappeler que les publications de ces mêmes amis sont filtrées par des algorithmes qui n’en font remonter qu’une toute petite partie. Facebook est le royaume de « l’absence de dissonance cognitive faite reine. Ne communiqueront ensemble que ceux qui partagent les mêmes vues et publient de quoi remettre de l’eau au moulin. Tout opinion dissidente, parce que peu partagée par son cercle d’amis, restera invisible, avec un risque effroyable d’appauvrissement intellectuel et de radicalisation mutuelle ». Mais de découvertes il est rarement question. Et Kevin Lewis, un des auteurs d’une étude réalisée sur près de 1500 étudiants américains durant 3 ans ajoute : « On est à la recherche de personnes auxquelles on ressemble déjà plutôt que d’avoir de nouvelles perspectives et chercher à apprécier d’autres choses ».
Conseil versus recommandation L’autre raison importante est qu’il existe une différence fondamentale entre les recommandations que nous proposent Amazon, Deezer etc., et le conseil d’un journaliste, d’un copain ou d’un libraire. Les recommandations sont générées par des algorithmes programmés pour établir un rapport quantitatif et objectif de nos historiques de navigation, ces données qui, regroupées, composent le big data. Les résultats affichés sur le modèle de « ceux qui ont aimé ont aussi aimé », sont programmés pour rationaliser nos recherches et en faciliter la monétisation, la gestion d’importantes quantités d’un même produit étant plus rentable pour les producteurs comme les distributeurs, que la vente de plusieurs références différentes en petites quantités.
Le conseil, au contraire, est une argumentation subjective qui repose sur une culture, mais pas nécessairement la nôtre. Vous expliquez ce que vous aimez à une personne, vous lui racontez une histoire, et cette personne – un ami, une connaissance, un vendeur – va imaginer ce qui peut vous intéresser sur le mode de « ça me fait penser à… ». Ces conseils peuvent aller du plus évident au surprenant, mélanger des produits connus avec d’autres qui ne le sont pas ou que l’on a oubliés. Ainsi né le puissant bouche à oreille.

« Aujourd’hui, si vous avez aimé un roman, on vous recommande le même auteur ou un auteur qu’a aimé l’un de vos amis. L’un des enjeux pour les prochaines années est de sortir de la consanguinité pour nous proposer de vraies rencontres inattendues. » Brian Eoff – Bitly, intuition renforcée par l’étude publiée par le cabinet Kurt Salmon : « le consommateur de biens culturels recherchent des conseils spécialisés ». Le philosophe Yves Michaud, ancien Directeur de l’École des Beaux-Arts de Paris, le formule à sa façon : « Se cultiver c’est changer de goût. Il faut s’exposer à la découverte. »

Réintroduire le conseil dans le numérique

Entrer dans un lieu physique comme une librairie, un hyper marché ou une jardinerie, c’est embrasser d’un seul regard des dizaines de produits auxquels on ne pensait pas en poussant la porte. Pour le client c’est autant d’idées potentielles. Le problème que pose l’usage des algorithmes comme seuls outils de recommandation est celui de l’absence de surprise, de la
disparition de la sérendipité, ces accidents heureux qui peuvent vous faire passer de James Ellroy à Beethoven, d’Érik Orsenna à Mad Max ou de Philippe Katerine à l’exposition Vermeer.


Entrer sur la home d’un site marchand c’est être soumis à l’exposition du produit affiché sur la home, puis, et seulement après une première recherche, avoir accès à une liste de produits triés par un algorithme et censés correspondre à une envie présupposée, sans explication, avec des présentations de produits (texte de l’éditeur, résumé du film etc.) strictement identiques d’une plateforme à l’autre. C’est donc les produits de niche, ceux de la long tail, qui ne bénéficient pas des espaces d’exposition, qui se vendent peu, lentement, qui ne sont jamais présents sur la home des grandes plateformes, qui vont disparaître petit à petit, engloutis dans cette logique de massification. Parmi ces produits se trouvent également les premières oeuvres des nouveaux auteurs qui, sans conseil, ne trouveront un public que grâce à un coup de dé. Sur ces plateformes qui aspirent de plus en plus de consommateurs, sans réel dispositif de conseil pour stimuler la découverte, la curiosité s’endormira et l’offre culturelle s’appauvrira.

Diversité culturelle

La recommandation c’est une tentative d’objectivation du passé, le conseil c’est un pari sur l’avenir. La prescription mène à la massification, le conseil à l’exploration de la diversité. Contre le risque d’une standardisation de l’offre et d’une destruction de nos particularités, il est urgent de ménager des espaces pour l’exposition de ces produits, imaginer des systèmes pour remettre le conseil au coeur du numérique. Il en va de la survie de la diversité culturelle.